samedi 14 avril 2012

Dickens, rock star




Sana'a. Photo copyright Jean-François Duval 2000.
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   «Parlez-moi de Dickens», me dit Khaled, jeune étudiant yéménite, alors que nous n0us trouvions tout en haut d’une maison tour de la fabuleuse Sana’a.
    «Hum, dis-je, eh bien on peut aimer Dickens, et pourtant regarder ses œuvres comme une toile biscornue d’un expressionnisme daté: ces toits exagérés, ces cheminées bossues... Et pourtant, quel écrivain d’aujourd’hui ne rêverait d’avoir encore la liberté de déployer son talent par semblables biais, si propres à son époque ?... Dickens était à bonne école: il m’intéresse dès lors qu’il devient journaliste, et transcende ce métier. 
   – J'ignorais qu'il fut d'abord journaliste, fit Khaled.
   – Oui, et combien! Boz était le pseudonyme qu'il s'était choisi, d'abord comme jeune reporter au Morning Chronicle puis à Bell's Life, à Londres. Il volait alors de conquêtes en conquêtes. De victoire en victoire. Chroniqueur politique, il sautait d’un train à l’autre, montait dans les districts du nord. Il bouillonnait d'idées de récits, de descriptions, de sketches. Il devait d'ailleurs finir par  les réunir en deux volumes, sous le titre Les Esquisses de Boz – titre choisi pour traduire tout à la fois la modestie de l'entreprise et l'art du dessin auquel elle s'apparente.
   – Ses Esquisses ont joué un rôle moteur dans le développement de son art? 
   – Oui, elles sont si bien saluées par la critique que John Black, son rédacteur en chef, lui épargne désormais les corvées du métier: «Boz est capable de choses meilleures... Gardons Boz en réserve pour de grandes occasions...» Déjà on voyait dans ces Esquisses la première vigoureuse manifestation de son génie. Et Dickens va de l'avant, travaille comme un forcené ! Imagine, Khaled ! En août 1836, la parution en feuilleton des Pickwick Papers fait de lui, à l'âge de vingt-cinq ans, un héros national. 
   Et puis, quelle arrivée à Boston !
   Just imagine, Khaled ! Lorsque le 22 janvier 1842, vêtu d'un pardessus à longs poils d'ours, il débarque à Boston, il est ovationné, bousculé par la foule admirative comme une rock star. On s'arrache ses autographes, ses vêtements, ses mèches de cheveux (qu'il s'efforce de garder). Assiégé dans ses appartements comme les Beatles un siècle plus tard, il écrit: «Jamais roi ou empereur n'a été aussi acclamé et suivi par les foules. Des délégations sont venues du Far West après avoir franchi 3200 kilomètres...»   
    Personne, dans cette reconnaissance, ne se montre à la traîne, sauf la France évidemment. Dickens y sera longtemps boudé par la critique. L'accueil est réservé, méfiant, même si son succès public allait devenir immense. En attendant, La Revue des Deux Mondes juge sont «talent secondaire»... Sa peinture des classes populaires, son monde «d'escrocs et de cochers de fiacres» choque le bon goût français...
   Heureusement, voici Taine: le premier, il renverse l'accusation de réalisme,  et souligne l'intensité et la qualité transformative du talent de Dickens. Car bien sûr, son réalisme n'est qu'un leurre, comme cette ville de Sana'a que nous avons à l'instant sous les yeux, Khaled. Dans le banal, le quotidien, il relève l'extraordinaire, le détail insolite. Il humanise choses inanimées et paysages urbains, il se refuse à séparer le réel de l'irréel et se soucie fort peu d'objectivité. Dans une sorte de tourbillonnement métaphorique, Dickens (au contraire d'un Balzac qui s'épuise parfois à dire les choses à force d'énumérations, comme pour «saisir» un réel qui échappe tout de même) suggère bien plus qu'il ne décrit. Et son univers se rapproche du fantastique: les cheminées y sont bossues, elles prennent un malin plaisir à se tenir de guingois.
Photo Copyright Jean-François Duval 2000.
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    – En fait, dit Khaled, le prodigieux caricaturiste n'aura jamais complètement disparu de son œuvre ?
    – Jamais. C’est un reproche qu’on lui fait parfois. Alors oui, les personnages sont davantage vus en surface qu'en profondeur. Dickens montre ceux-ci de l'extérieur, il les tient à distance, et les manipule comme un montreur de marionnettes. Henry James allait jusqu’à le qualifier de «plus grand de nos romanciers superficiels»… Peut-être Dickens n'a-t-il rien créé que des figures. Mais quelles figures! Oliver Twist, Little Dorrit, David Copperfield, Mr Pickwick, Martin Chuzzlewit. Autant de personnages dans lesquels il s'est investi si totalement qu'il a fini, au terme de sa vie, par leur prêter son corps, dans des lectures publiques,  formidables performances – cinq mille personnes à New York et à Boston – comme si son œuvre ne vivait pas encore assez et qu'il lui fallait encore la mettre en actes, en jouant ses personnages sur scène pour leur donner, précisément, une véritable présence corporelle et physique, cette profondeur dont peut-être il percevait qu'elle leur manquait.
    – Si tel était le cas, son œuvre ne lui aurait pas survécu, plus personne ne le lirait aujourd’hui, observa Khaled.
    – Tu as raison. Viens, redescendons dans le souk, et allons boire un thé.»



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