Socrate
et Platon, les Laurel et Hardy de la philosophie
La démocratie
présente cet avantage qu’elle nous permet d’obéir comme naturellement à la
fameuse injonction socratique : «Connais-toi toi-même». Oui, si la
démocratie est si chouette, c’est que rien comme elle n’est aussi révélateur de
ce que nous sommes. Attention, dissipons tout de suite le malentendu
contemporain, qui voudrait que la formule de Socrate ait des vertus de sésame, et
qu’elle puisse en quoi que ce soit nous ouvrir les portes du bonheur et de
l’épanouissement de soi. Pareille idée n’a jamais traversé l’esprit du philosophe.
Son injonction n’a strictement rien de personnel, et encore moins de
psychologisant.
Karl Popper le
rappelle dans son petit livre A la
recherche d’un monde meilleur. Pour Socrate, «Connais toi toi-même !»
signifie : «Sache combien tu en sais peu !» Une injonction qui, dans sa
bouche, s’adresse à l’homme en général, et non aux individus en particulier.
Socrate a conscience que le non savoir est le propre de la nature humaine, et son
louable souhait serait que nous le fussions autant que lui. (Hélas, notre foi
en notre maîtrise et notre incroyable orgueil devant les problématiques
présentes et futures nous tiennent bien éloignés de sa sagesse).
Au fond, Socrate et Platon sont les Laurel et Hardy de la
philosophie. Si magnifiquement complémentaires et contradictoires ! Tous
deux s’accordent sur un même constat : notre incommensurable ignorance.
Mais – différence majeure – là où Socrate Laurel pose des questions, Platon Hardy
croit pouvoir arriver avec des «solutions». Au contraire de son maître, c’est
un homme d’aujourd’hui, et même son prototype. Chaque jour en quête du Juste et
du Bien, nous relisons et réactualisons sa République,
rigolo catalogue de mesures antidémocratiques. Ah, que de merveilleuses idées
et recettes pour fonder un Etat parfait ! Toutes fondées sur le présupposé
qu’un aréopage de sages, une élite, peut détenir la vérité politique, et que le
peuple serait bien avisé de suivre.
C’est miracle si, ici et là, sans doute malgré nous, se
sont mis en place des systèmes démocratiques correspondant davantage à l’idéal
socratique. C’est-à-dire dans lesquels – le peuple ne détenant pas plus la
bonne parole que les élites – il est loisible à chacun de commettre les pires
erreurs sans que l’on décapite personne – car il faudrait décapiter tout le
monde. C’est aussi pourquoi relève Popper, il faut que la démocratie ne soit
jamais tout à fait la démocratie. Car qu’on y songe : une démocratie
«instantanée» où les citoyens décideraient d’un clic de la marche des affaires
publiques obéirait aussitôt à une logique folle. Pour éviter pareil chaos, mieux
vaut évidemment que le pouvoir du peuple s’exprime de façon un peu cohérente et
s’applique dans une certaine durée. C’est à quoi sert la désignation de
représentants «élus», certes susceptibles eux aussi de se fourvoyer en tout – mais
dont les décisions sont peu ou prou contenues par ce garde-fou qu’on appelle une
Constitution. Et par les législations qui en découlent, longuement mûries à
tête reposée.
Voilà. Si la démocratie est le meilleur des systèmes
possibles, c’est précisément parce que les citoyens savent qu’ils ne savent rien,
et qu’ils sont capables du pire. En quoi, selon le vœu de Socrate, on peut
juger que «c’est parce qu’ils ne se connaissent que trop eux-mêmes» qu’ils ont
élu la démocratie comme le meilleur des systèmes possible. Le seul qui permette
modestement à notre espèce d’échapper un peu à ses propres travers – mais pour combien de temps ?
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