Que l’homme est l’animal le plus doué
pour être déchiré de contradictions, je le sais depuis longtemps. Je viens de
le vérifier une fois de plus, et de la manière la plus cruelle qui soit. Rien
n’est plus mauvais pour la santé que de participer à une vente aux enchères. On
se crée inutilement des passions et des espoirs stupides, on finit presque
toujours déçu, et de toute façon remué par tant d’émotions qu’enchérir est le
plus sûr moyen de se rendre malade.
Deux forces antagonistes m’agitent : l’âge venant, je deviens
certainement de plus en plus sage, mais cette sagesse elle-même me commande de
me découvrir de nouvelles passions – sinon, à quoi passer son temps ? Dès
mon plus jeune âge, j’ai aimé les livres ; cet amour ne s’est jamais
éteint, mais s’est développé en prenant des tours sans cesse renouvelés. Il en
va des livres comme des femmes, il faut savoir les découvrir sous des atours
toujours neufs (ainsi je ne me lasse pas du plaisir de posséder mes ouvrages
favoris sous plusieurs couvertures différentes.)
L’autre jour, vous auriez pu m’apercevoir assis au milieu de cinquante
personnes dans une salle où une excellente maison de moyenne dimension (ni
Christie’s ni Sotheby évidemment) mettait aux enchères une belle et gigantesque
collection de livres anciens. Pas bibliophile pour deux sous, j’avais cependant
repéré un exemplaire de l’une des premières traductions françaises de La Vie brève de Sénèque, datant de 1662.
Estimation : 65 euros. Pourquoi ne pas me faire ce joli cadeau ?
Le siège à côté du mien était libre, un habitué à l’air excentrique est
venu s’y asseoir. Il adorait babiller. Environ 70 ans, portant chapeau et
pantalon à large carreaux, il m’apprit que La Fontaine avait tout faux dans ses
Fables : la cigale est plus
fourmi que cigale et inversement. Il le savait de source sûre, car il était naturaliste.
Il me glissa que son épouse « venant de le plaquer », sa douce
vengeance consisterait à enchérir dans cette vente, car son ex-moitié « détestait
les livres ». Je me cherchais des passions, il se cherchait des
consolations. Il distrayait tant et si bien mon attention que j’ai failli laisser
passer le lot qui m’intéressait, La Vie
brève.
A ma stupeur, mon voisin est le premier à
enchérir. Je lève aussitôt le doigt à l’attention du commissaire priseur. Très
vite, c’est l’escalade entre lui et moi, nous sommes comme des mousquetaires échangeant
de fulgurantes passes d’escrime. Tout à coup, baissant sa garde, il
s’exclame : « Ah, votre fougue m’est trop sympathique, je ne vous
chicanerai pas plus longtemps. » Voilà qui est chevaleresque ! je reste seul en lice. Non,
car voici qu’un troisième larron au bout de la salle se met à enchérir. Je suis
outré qu’on puisse encore me disputer mon butin. Je prends ça comme une attaque
personnelle. Je sens les fragiles barrières de ma raison vaciller, s’effondrer.
Mon cerveau reptilien enfle et gonfle jusqu’à dérouler ses anneaux dans ma tête
tout entière. Je suis un condensé de toutes les turpitudes de l’âme humaine. Un
miroir au fond de la salle me renvoie l’image de l’affreux reptile dans lequel je
me suis métamorphosé: écailles vertes, crachant le feu par la gueule.
Un résidu de raison me retient : mais
qu’est-ce qui me prend de furieusement désirer ce livre de Sénèque, qui
recommande de se détourner des passions ? Stop, me crie donc ma raison, ne
mise pas plus haut ! Ok, je baste. Pas question cependant de laisser
partir La Vie brève à un prix trop
chrétien. Il faut que mon rival paie cher sa victoire ! Contrairement à
mon noble voisin, j’ai l’âme diabolique. Sans aucune intention d’acheter, j’enchéris
donc tranquillement car je sens la partie adverse très déterminée. A 620.- euros,
je lui laisse le livre. Je suis content d’avoir été mauvais, car je le hais, je
le hais, je le hais, ce type qui m’a volé ma Vie brève.
Sitôt chez moi, je me délecte de relire les
5o pages de mon exemplaire de La Vie
brève dans une édition récente rebaptisée Sur la brièveté de la vie (3.70 frs aux éd. Mille et une
nuits) – ah, vous ne sauriez faire meilleur achat !
Bon, Sénèque a raison de prôner l’ataraxie,
mais tout de même, comment vivre sans un minimum de passion ? Le mieux est
de se rendre à une vente aux enchères, de faire grimper son taux d’adrénaline
en enchérissant adroitement. Puis, à point nommé et en appelant à la rescousse
toutes les forces de la raison, de ne bien sûr jamais rien acheter. Vous y
aurez gagné la précieuse expérience de que les Anciens appelaient un exercice
spirituel.
Magnifique description! J'ai constaté que mon cerveau reptilien fonctionne comme le tien… Je suppose que nous sommes tous programmés de la même manière… Me réjouis à chaque fois de faire un petit tour sur tes pages. Mais je n'ai plus retrouvé Max… Est-il parti en vacances?
RépondreSupprimerMerci encore et à bientôt!
fm