lundi 17 décembre 2012

Death Attitude


Les espoirs de la perestroïka, Moscou, 1989.
Photo copyright Jean-François Duval, 1989.
   

















J’ai un cousin hollandais. Plus nous avançons en âge, lui et moi, plus je me dis que sa vie ressemble à celle du pauvre Job, si spectaculairement mis en scène dans L’Ancien Testament. Job se plaint longuement des terribles souffrances que Dieu ne cesse de lui infliger. Sa première plainte consiste d’ailleurs à maudire la nuit de sa conception et le jour de sa naissance, et l’on comprend pourquoi, car il perd coup sur coup tout ce qui donne un sens à son existence : ses enfants, sa femme, sa récolte, son troupeau, ses terres… Il s’efforce de faire face, même si tant d’épreuves lui sont incompréhensibles.
   Mon cousin Ed ne réagit pas du tout comme Job : lui, il ne se plaint même pas.    Quand nous étions gamins et qu’en famille nous passions les vacances d’été sur des hauteurs de Verbier  (un paradis tel qu’on n’en rencontre même pas dans la Bible), il arrivait, affaire de gosses, qu’il pique de terribles colères contre moi. Je suppose qu’à l’occasion je le chicanais exagérément. Nous étions (et sommes encore) pleins de défauts. Nos excellents rapports étaient parfois frappés de rares tempêtes. Mais c’était mon cousin, toujours le cœur sur la main.
   Depuis peu – ainsi va la vie et ainsi cheminent les êtres – il suscite toutefois chez moi une admiration inattendue et nouvelle. En mai dernier, nous étions à Berlin, sa famille et la mienne. Je voyais bien qu’il traînait la patte, avait besoin de faire des haltes plus souvent qu’à son tour. Après cent mètres à pied, il marquait le pas. Sa femme, qui a récemment subi une ablation des deux seins, le soutenait de sa belle humeur.
   Mi-septembre, d’un coup de fil, il m’a appris qu’il était condamné. Cancer de la vessie, avec des métastases, «5% de chances de vivre encore 18 mois», disait son cancérologue. Une chimiothérapie ? Oui, mais elle ne ferait au mieux que reculer l’inéluctable. «C’est con», a laissé tomber mon cousin, qui n’a pas appris le meilleur français en ma compagnie. Je ne saisis pas entièrement ce qu’il veut dire par là, encore que cela m’ait l’air d’un écho pragmatique aux vaines plaintes de Job, mais je sais qu’un jour peut-être j’userai de la même expression, et que ce jour-là, je la comprendrai tout à fait.
   La semaine dernière, pour pallier à une immense fatigue due au manque de globules rouges, on lui a fait une transfusion sanguine. Ça l’a boosté comme un coureur cycliste dopé. Je l’ai senti à sa voix au bout du fil, elle retrouvait son plein tonus. Il m’annonça vigoureusement qu’il tenait une «si belle forme» qu’il allait se charger lui-même de la commande d’une cinquantaine bouteilles de Champagne pour le proche mariage de sa fille. Comme il arrive parfois en pareille situation, sa fille et son petit ami ont décidé de se marier, afin que fête il y ait, et qu’il soit encore là lorsque cette fête aura lieu. On dirait que la vie veut toujours avoir le dernier mot.
   Ex championne d’équitation à vingt ans, sa fille est tétraplégique depuis qu’elle a chu de son cheval, en 2002, lors d’une compétition. Elle ne peut que partiellement mouvoir ses bras et trois doigts de chaque main. Elle a connu son petit ami dans un centre de rééducation pour handicapés ; lui-même est paraplégique suite à une bête glissade sur un rocher, en Méditerranée – ce qui ne l’empêche pas de disputer des tournois de rugby en chaises roulantes tels qu’en organise le fameux centre suisse de Nottwil (par où ont passé Clay Reggazoni, Nicole Niquille, Silvano Beltrametti). Une note positive ? Le fils de mon cousin fait tout son possible pour soutenir les siens dans l’adversité.
   Bientôt, toute la famille et les amis seront donc au mariage aux Pays-Bas. J’ai réservé sur Easyjet. En attendant la fête, ce qui me frappe le plus chez mon cousin Ed, c’est son humour, chose dont le pauvre Job était absolument dépourvu.  
   Je viens tout juste de l’avoir au téléphone, et il me raconte :
    – Mon futur gendre vient de s’acheter un costume pour le mariage. Il l’a choisi très coloré, plutôt fantaisie. Il me l’a montré tout à l’heure. Je lui ai dit : «Mais mon cher, combien de fois pourras-tu le mettre dans ta vie, ce costume ? ».

   Surpris par la question de mon cousin, son futur gendre, de sa chaise roulante, a levé vers lui des yeux interrogateurs.
   Alors, mon cousin a précisé :
   – Eh oui, je te rappelle qu’après le mariage, tu auras un enterrement.

   Je trouve que, bien mieux que le pauvre Job, mon cousin Ed a compris que la proximité de la fin nous amène à réussir les plus jolis coups.


   

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