jeudi 3 septembre 2015

Sur la conscience d'être, avec Ella Maillart

Comment je suis devenu M. Valdemar

Ella Maillart. Photo D.R.

   

Je déteste les idées fumeuses. Il en est pourtant une qui me poursuit depuis qu’elle m’a envahi, à vingt ans. Je venais de terminer la lecture de L’Etre et le Néant, et je me demandais bien ce qu’il advenait du pro-jet sartrien du moment que son support, la matière organique dont nous sommes faits, disparaissait. Sartre n’abordait pas cette question du passage au néant, alors même me semblait-il, qu’elle se posait tout naturellement du moment qu’il affirmait : «D’une part la conscience est puisqu’elle a conscience d’être, d’autre part elle n’est pas puisqu’elle n’est pas la conscience dont elle a conscience d’être».

   J’en déduisais toute une petite théorie qui me paraissait d’une logique parfaite, mais que je peinais à expliquer à mes amis. Or, bien des années plus tard, je rencontrai Ella Maillart, grande voyageuse, compagne de Peter Fleming dans les plaines de Mongolie, amante d’Anne-Marie Schwarzenbach, auteur de Oasis interdites et maints autres récits. Elle n’accordait que très peu d’importance à toutes les aventures qu’elle avait vécues. La seule qui lui tenait à cœur était celle de la conscience, et elle trouva en moi, peut-être pour la première fois, une oreille attentive, si bien qu’elle me téléphonait régulièrement vers 21h30 dans les dernières années de sa vie, pour échanger quelques mots.

   «Je n’aime pas parler de ces choses en public, m’avait-elle dit dès notre première rencontre. On est toujours détruit, anéanti par des critiques qui vous disent : c’est du bidon, tu dérailles ! La chose la plus précieuse pour vous devient alors comme des perles aux cochons ! Et à vous qui êtes journaliste, je suis en train de dire des choses absolument secrètes et que je n’aime pas divulguer…»

   Cependant, à ma demande, voyant qu’elle captait mon attention, elle avait poursuivi, en évoquant d’abord «la salade incroyable de pensées, d’émotions, etc, dont notre cerveau est la poubelle mentale, suite au travail des neurones, synapses, etc, qui se mêlent pour vous donner des idées bien à vous, à la fois particulières et prises dans un vaste mouvement de changements incessants.»

   Puis elle avait enchaîné : «Mais il y a autre chose : l’in-chan-geant, l’éclair de perception. Non pas la pensée particulière dont je viens de vous parler, mais le fait même d’être conscient. C’est la seule chose qui soit là depuis toujours : une lumière de perception d’une telle évidence, qui va tellement de soi, que personne ne la questionne. Et cette lumière de perception, sur le plan relatif, disons humain, se manifeste à travers nous comme à travers un témoin. Elle se communique à la petite étincelle humaine que vous êtes temporairement ; elle est manifestée par ce témoin que vous êtes. Oh ! tout cela est une question de mots dans lesquels on s’encouble…» (le verbe «s'encoubler»: jolie expression suisse romande).  

   «Et la mort ?», l’avais-je questionnée.

   «La mort ? Quand son support corporel est usé, cette lumière de perception repart d’où elle vient, qui est l’Absolu. Elle repart, mais ce terme est inapproprié : car cette lumière est toujours là. C’est d’ailleurs ce que ressentent les grands mystiques, qui font abstraction de la chose présente.»

   Chez Ella Maillart, je retrouvais en grande partie ma petite théorie élaborée vingt-cinq ans plus plutôt, quand je m’interrogeais sur ce que signifiait dire «Je», si l’on passe outre la pauvre notion de «Moi». «Il suffit qu’un « Je » puisse être consciemment formulé, me disais-je alors, pour que ce « Je » corresponde à un être réel, de chair et d’os (le cerveau humain, par exemple, n’étant qu’un support, précisent les neurophysiciens). Et dans ce « Je » générique au sein duquel nous prenons forme et existence, nous brillons comme des lucioles qui luisent chacune de leur lumière propre ; elles ne sont que les réceptacles d’un flux général de conscience provisoirement incarné. Si bien qu’il est impossible de mettre fin à l’existence d’un « Je ». Ella Maillart s'en réjouissait, moi pas du tout.

   Evidemment, les bouddhistes savent cela de longue date (ou le pressentent, d'où que le néant est pour eux un ultime aboutissement), Swedenborg et Balzac (celui-ci très influencé par celui-là dans son Louis Lambert) le savaient sans doute aussi. « Je » est comme une lampe. Eteignez le ici, et il se rallume là, en quelque nouvel avatar. Je suis persuadé qu’à chaque fois qu’un « Je » passe de vie à trépas, un nouveau « Je » apparaît qui, sans solution de continuité, prend aussitôt le relais. Autrement dit, « Je » joue avec les espèces vivantes dotées d’une conscience d’être comme un feu follet. Sur cette planète, il se perpétue sous forme humaine. Nous y payons tous notre dîme à un « Je » largement abstrait – dans lequel se glissent quantité de caractères, de personnalités provisoires, d’intelligences particulières et uniques, mais dont « Je » demeure le principe fondateur, la matrice. Rien à voir, répétons-le, avec le « Moi », qui ne se compose, très modestement, que des qualités éphémères et singulières propres à chaque individu, qui est périssable.
  
   En revanche, «Je» ne serait-il pas fatalement éternel ? Oui, puisque pour la conscience d’être, il n’existe rien en dehors d’elle-même… Sa propre disparition, en ce qui la concerne, ne peut être une réalité pertinente, elle ne saurait faire sens. Simplement, pour un temps limité brillent à tour de rôle dans ce « Je » générique des lucioles qui luisent chacune de leur lumière propre ; elles ne sont que les réceptacles d’un flux général de conscience aux incarnations provisoires.

   On peut le dire encore autrement : « Je » court comme l’électricité dans un fil électrique, auquel serait suspendue une infinité de petites lampes. Eteignez la lumière ici, et elle se rallume là – sitôt qu’une ampoule est prête à l’accueillir. Le courant de la conscience investit chaque endroit qui s’offre, pourvu qu’il lui permette de se manifester.

   Où veux-je en venir ? Ce raisonnement a un corollaire logique qui est à mes yeux terrifiant, cauchemardesque: ne se pourrait-il pas que nous ne puissions jamais échapper à la conscience d’être ? A chaque fois qu’un « Je » passe de vie à trépas, un nouveau « Je » apparaîtrait qui, sans solution de continuité, prendrait aussitôt le relais. Horreur ! Toute créature consciente d’être serait condamnée à la vie éternelle.

   Fumeuse, cette idée ? Ah, je prie pour qu’elle le soit et qu’elle le reste ! (C'est un peu la même prière que formule M. Valdemar dans la fameuse nouvelle de Poe). Elle procède d'un syndrome sont seuls quelques individus, au sein de notre espèce et en Occident, sont probablement atteints.


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