James Salter est mort, le 19 juin dernier, à Sag Harbor, NY, à l'âge de 90 ans. En France, les éditions de L'Olivier venaient, en mai, de publier enfin la traduction française de «Pour la gloire», tout premier roman de cet écrivain. L’édition originale avait paru en 1956 sous le
titre «The Hunters», chez Harper & Brothers, à New York. C’était la dernière pièce de l’œuvre de
Salter qui nous manquait encore en français.
J’ai rencontré James Salter en 2000 à Manhattan. Il m’avait
proposé de déjeuner ensemble à l’Algonquin. Nous y sommes restés plus de trois
heures à discuter. Au vu des photos que j’avais découvertes de lui dans la
presse, je l’imaginais de haute taille, or à ma surprise il ne dépassait pas 1m70,
idéal tout de même, songeais-je, pour se glisser jadis dans le cockpit de son FA
18. L’un des premiers chasseurs à réaction de l’histoire de l’aviation, grâce
auxquels les pilotes de l’US Air Force combattaient les redoutables Mig
soviétiques sous le ciel de Corée. Nous avons autant parlé de littérature que
de la guerre dans les airs.
Cette publication est bienvenue. Pourquoi ? L’an
dernier, L’Olivier a publié le dernier volumineux roman de Salter, «Et rien
d’autre», dont la difficile rédaction s’est étendue sur quelque trente ans.
C’est, de tous les romans de Salter (aujourd’hui âgé de 90 ans), celui qui a
rencontré le plus grand succès médiatique ; immédiatement traduit en de
nombreuses langues, il a tout de suite figuré dans la liste des bestsellers. Or,
du moins c’est mon avis, «Et rien d’autre» est très loin de ce que Salter nous
a donné de meilleur («Une vie à brûler», «Un sport et un passe-temps»).
D’où cette mienne impression : jusqu’à «Et rien
d’autre», on avait le délicieux sentiment, en lisant Salter, qu’il restait
toujours légèrement en deçà de son talent, qui paraissait immense. La sortie de
«Et rien d’autre», soudain, a fait prendre conscience de ses limites. L’ultime
roman qu’il aura écrit se
perd dans la narration de maints épisodes superflus, le lecteur se lasse,
s’ennuie, se dit que Salter s’égare en prenant la direction d’horizons
incertains – où est passée sa maîtrise de pilote ? Bref, peut-être Salter
n’aurait-il jamais dû laisser publier ce roman, qui fait ressortir les quelques
faiblesses jusqu’alors camouflées de son art d’écrivain. On l’aimait pour ses
fulgurances, son style étincelant, fuselé, pour ses feintes ! hélas «Et
rien d’autre» n’est plus qu’une dernière et vaine voltige (à la courbe bien
trop longue de surcroît) qu’il aurait dû nous épargner (ce roman nous ramène
d’ailleurs beaucoup trop à terre, il n’y est pas question d’aviation, mais
d’intrigues sentimentales où la quête amoureuse n’offre qu’un très maigre
substitut à la dimension épique (elle a toujours quelque chose d’aérien) de ses
romans précédents (y compris «L’homme des hautes solitudes» qui narre
l’impossible quête d’un alpiniste américain du côté de Chamonix et du
Mont-Blanc).
Il en va tout autrement de ce «Pour la gloire», aujourd’hui
proposé par les éd. de L’Olivier, qui relate les tentatives du capitaine Cleve
Connell pour devenir un «as» parmi les pilotes de chasse, en abattant au moins cinq
avions ennemis. On retrouve là (et pour cause, puisque c’est le Salter des tout
débuts, celui qui est tout entier saisi par son effort pour devenir écrivain)
un roman de cette fulgurance étincelante qui a fait dire de lui, par ses pairs,
qu’il est «un écrivain pour écrivain».
Si on considère la littérature américaine de cette époque,
un point en particulier me paraît intéressant : «Pour la gloire» («The
Hunters»), je l’ai dit, paraît en 1956. Soit un an avant «Sur la route» de
Kerouac. Les trajectoires de ces deux écrivains s’étaient déjà croisées avant la
guerre, dans les années 1930. Tous deux faisaient alors des études secondaires
supérieures dans la même école privée à New York, la Horace Mann School. Né en
1922 et de trois ans l’ainé de Salter, Kerouac avait pu entrer dans cette école
plutôt chic grâce à une bourse (on espérait beaucoup de ses qualités de
footballeur américain). Encore adolescent, donc «un grand» aux yeux du jeune
Salter, il publiait déjà des nouvelles et des récits dans le journal de l’école.
Salter était épaté, et certainement, la «fibre» de romancier qu’il sentait déjà
vibrer en lui, le poussait, plus ou moins consciemment, à mettre ses pas dans ceux
de son aîné. Son père l’inscrit cependant à West Point. Salter devient pilote,
se bat en Corée, tout cela retarde d’autant sa carrière d’écrivain (il écrit à
ses heures «perdues», ce qui n’est guère facile à l’armée). La parution de «The
Hunters» précèdera pourtant de un an celle de «Sur la route» (elle aussi
considérablement retardée, pour d’autres raisons).
«Sur la route» devient immédiatement un bestseller. «The
Hunters» passe inaperçu (même si Hollywood en tirera un film avec Robert
Mitchum, Flammes sur l’Asie, en
1958). On trouve pourtant dans ses deux romans la même exaltation d’une quête
existentielle, à travers ce qu’on peut appeler la mise en forme des «temps
forts» d’une vie (ses sensations sur la «route» pour Kerouac, ses sensations de
pilote de chasse pour Salter). Les deux livres illustrent d’ailleurs
parfaitement les deux voies qui s’ouvraient alors pour le roman américain.
Celle qu’inaugurait Kerouac était évidemment beaucoup plus novatrice :
avec lui, la littérature devenait jazzée, un art dont les références étaient beaucoup
plus musicales que picturales. Salter, lui, se satisfait des canons du roman
traditionnel, on est encore dans la filiation d’Hemingway (en quoi ses romans
sont «plus faciles» à lire que ceux de Kerouac).
N’empêche ! l’exigence d’une littérature existentielle
est bien là. Et dans son «rendu», Salter lui apporte une sorte de précision aiguisée
qui vaut d’être goûtée, parce que Salter, contrairement à tant d’auteurs
révolus du XXe siècle, ne perd jamais de vue le risque de la «corne
du taureau», dont la conscience de la présence, lorsqu’on se mêle d’écrire, est
intimement liée pour Leiris à l’acte même d’écrire.
Un troisième roman, très différent, paru tout juste avant
les deux que je viens d’évoquer, offre aussi un reflet de cette époque: Lolita de Nabokov, en 1955. D’une
certaine façon, on peut penser que Lolita
marque le point d’orgue – magnifique et ironique – d’une certaine conception de
la littérature : Nabokov conçoit encore le rôle d’écrivain, et celui du
narrateur, comme celui d’un joueur, fût-il pervers ou perfide (la nymphette, à
la façon d’une pièce de sucrerie, offre le plus pur condensé de l’esprit du
début des 50’s). A l’inverse, Kerouac et Salter – et c’est là un point de
rupture – engagent résolument l’art littéraire sur la voie d’un esprit de sérieux
retrouvé et fondamental (mais non pas ennuyeux), sans nul doute commandé par
les angoisses de l’époque qui s’ouvre et les menaces qu’elle recèle. Pour l’un
et l’autre, l’enjeu est à nouveau d’imaginer et d’explorer, existentiellement
parlant, les voies d’un salut peut-être impossible.
Merci beaucoup pour ce très bon texte, qui donne vraiment envie de lire «Pour la gloire», et pour l'interview aussi (c'est toujours un plaisir de retrouver ces interviews parues dans le journal de la Migros à l'époque où celui-ci n'était pas encore un torchon où il est difficile de différencier une page de rédactionnel insipide d'une pub à moitié mensongère — mais bon, c'est une autre histoire).
RépondreSupprimerPendant que j'y suis, connaissez-vous le livre «Tout ce qui n'est pas écrit disparaît», qui propose en français l'interview accordée par Salter en 1993 à «The Paris review» ? Si tel n'est pas le cas, je vous le recommande vivement (et sinon, vous savez déjà tout le bien qu'on peut en penser).
Au plaisir.
Merci pour votre écho. «Pour la gloire» vaut d'être lu, je crois. Pour «Tout ce qui n'est pas écrit disparaît», court texte publié par L'Olivier, oui, je le connais. Je l'ai d'ailleurs ressorti de ma bibliothèque peu après avoir écrit ces quelques lignes sur Salter, dans l'idée de le relire. Je me souviens m'être senti très en phase avec les réflexions de Salter sur l'écriture. Bien cordialement. jf
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