DE MELVILLE A FLAUBERT
Je pense souvent à Melville. De son vivant, Moby Dick n’a pas été tiré à plus de 500
exemplaires. Aujourd’hui, on considère l’Américain comme un géant. Fin des
années 60, ou début des années 70, je me souviens de ce qu’en avait incidemment
dit Jean Starobinski, alors que je suivais l’un de ses séminaires. Melville? Il
l’avait qualifié de «Rabelais des lettres américaines». J’avais été si surpris
(mais pourquoi ne l’ai-je pas questionné, là, sur le champ!) que ce souvenir reste
profondément gravé dans ma mémoire. Quel rapport Melville pouvait-il diable
entretenir avec Rabelais? Soit: celui-ci peut être considéré comme le premier
grand romancier français, et celui-là comme le premier grand romancier
américain. Affaire d’envergure. Mais d’envergure au sens propre, faudrait-il alors
ajouter. Car Rabelais met en scène des géants. Et Melville ne fait pas
différemment: Achab et Moby Dick sont, autant que Gargantua et Pantagruel, des
figures qui portent et élèvent le lecteur vers le gigantesque.
Cependant, l’auteur français duquel j’aime
le plus rapprocher Melville, c’est Flaubert. Je pense que The
Confidence Man (1857), roman trop peu connu, est une sorte de Bouvard et Pécuchet (1881) américain.
Les deux romans sont un peu ingrats à lire (l’enjeu n’est pas du tout de nouer
une intrigue), mais l’un et l’autre sont peut-être les premiers à introduire en
littérature la question du doute absolu – y compris quant aux fondements même
de toute entreprise littéraire. Dans l’un et l’autre cas, c’est l’incertitude
de nos savoirs et même de toute tentative de savoir qui est posée – avec en sus
chez Flaubert le ridicule et le comique de toute l’entreprise. D’ailleurs, ces
deux romans sont chacun les derniers que leurs auteurs aient écrits. Le roman?
Point final, semblent-ils nous dire.
Il y a autre chose: la thématique de la
chasse dans le roman américain, évidemment portée à son sommet dans Moby Dick. A certains égards, on
pourrait dire que celui-ci, plus que le roman français du XIXe dont
il est contemporain, est encore très imprégné par le roman arthurien. Combien
de romans arthuriens ne débutent-ils pas par une chasse emmenée par le roi ? (Signe
que, dès ses début, le roman s’est conçu comme une aventure.) En littérature, la
chasse au blanc cerf d’Erec et Enide
comme celle du cachalot blanc ne pouvait que devenir un topos récurrent et
symbolique. A un moment donné et pour toutes sortes de raisons (l’espace à
conquérir, les territoires vierges à défricher, etc), les étendues d’Amérique se sont révélées un
terreau plus fertile pour cette thématique-là. Tandis qu’en France, la
littérature littéralement se civilisait
et, du même coup, se socialisait (c’est
la marque de fabrique des romans de Balzac, Eugène Sue, Flaubert, Zola...).
Dans le roman américain, de The Deer Hunter de Fenimore Cooper à Moby Dick, un seul fil court qui conduit
tout droit au Vieil homme et la mer
d’Hemingway. Ce sont des histoires d’arcs, de flèches et de harpons. Toutes
reliées par un même fil (muni à son extrémité d’un grappin car il s’agirait
tout de même, au bout du compte, d’attraper sa proie). C’est toujours la même
tentative de harponner une réalité, un rêve, qui ne cesse de se défiler et de
se dissoudre dans l’immensité. Les routes sur lesquelles Kerouac va et vient
ouvrent sur le même type d’exploration.
A l’inverse et en schématisant à peine, dans
la littérature française, le cadre est donné, et c’est à l’intérieur de ce
cadre que tout se joue et se déroule: amours, ambitions sociales, jeux de société.
A croire que Rabelais (voilà pour moi l’occasion d’y revenir) le pressentait dans son épisode des «paroles gelées» ? Depuis
deux ou trois siècles, on se plait chez nous à mettre en scène des guerres picrocholines.
Ainsi Deleuze lorsque, s’emparant de l’œuvre de Melville, il dépèce longuement l’expression
I would prefer not to, récurrente
dans la bouche de Bartleby. Depuis lors, en France, la formule est devenue un curieux
sésame entre happy fews, un signe de
connivence qui distinguerait les esprits fins de ceux qui le sont moins. Mais I would prefer not to sonne-t-il
vraiment plus original aux oreilles des anglophones qu’un très banal
«j’aimerais mieux pas» à celles des
Français? J’en doute, mais peu importe: c’est surtout une expression que
Bouvard et Pécuchet – revenons maintenant à Flaubert ! – ont tacitement adoptée
un bon siècle plus tôt, chacun murmurant en son for intérieur I would prefer not to, avant que de se
l’avouer mutuellement: préférons ne rien savoir et retournons à nos travaux de
copistes.
Rabelais, Melville, Flaubert... C’est un
rapprochement auquel je tiens: ajoutez Flaubert à Melville, et vous obtenez trois
copistes: Bouvard, Pécuchet et le jeune Bartleby. On est libre d’y voir autre
chose qu’un hasard. N’était la parution du Vieil
homme et la mer en 1952 (finalement elle est surtout de l’ordre de la
nostalgie car l’homme est bien vieux en effet), on pourrait croire la chasse
fermée des deux côtés de l’Atlantique.
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