Mémoire
de fille, d’Annie Ernaux
«Explorer le gouffre entre l’effarante
réalité de ce qui arrive, au moment où ça arrive et l’étrange irréalité que
revêt, des années après, ce qui est arrivé.» C’est ce que tente de faire Annie
Ernaux dans Mémoire de fille, tout
juste paru chez Gallimard.
A 50 ans d’écart, cet écrivain
d’aujourd’hui se penche sur les quelques jours d’été d’une jeune fille en 1958.
C’est-à-dire elle-même (en principe), alors qu’elle était monitrice dans une
colonie de vacances.
Explorer le gouffre ? Oui, mais pas tellement celui de ce qu’on a été «objectivement», mais de ce qu’on a jadis pensé, espéré, ses croyances d’alors, ce qui faisait vivre (la perspective, l’attente désespérée et fiévreuse d’une première surprise party quand on a presque dix-huit ans et qu’on a jamais connu un «vrai premier baiser», l’attention d’un garçon aux yeux duquel on croit être «unique», une chanson des Platters ou de Paul Anka, ce genre de choses).
Explorer le gouffre ? Oui, mais pas tellement celui de ce qu’on a été «objectivement», mais de ce qu’on a jadis pensé, espéré, ses croyances d’alors, ce qui faisait vivre (la perspective, l’attente désespérée et fiévreuse d’une première surprise party quand on a presque dix-huit ans et qu’on a jamais connu un «vrai premier baiser», l’attention d’un garçon aux yeux duquel on croit être «unique», une chanson des Platters ou de Paul Anka, ce genre de choses).
Cet être-là existe-t-il encore au fond
de nous ? (les psy le croient qui à ce propos parlent de la «petite fille
intérieure» que certaines femmes continueraient à porter en elles). Existe-t-il
encore des passerelles entre cet âge passé, et l’âge présent ? La seule
passerelle possible n’est-elle pas celle du regard – du regard quand il se
fait critique, et non pas, comme chez d’autres auteurs et la plupart du temps, simplement nostalgique ?
Ainsi le retour sur soi, sur cette personne
étrange et pourtant si commune (combien de rêves partagés par une même
génération, combien de mythologies ?) qu’on a été, est-il possible. Annie
Ernaux est plutôt bonne à ce genre de prise de distance critique, et si elle y réussit,
c’est parce qu’elle parvient à «retrouver le temps perdu» non pas au travers
d’une sorte d’effort stylistique gigantesque, mais en fuyant tout ce qui dans
le style (le «beau style») pourrait venir brouiller l’image plate, nue et banale.
Seule convient ici une langue simple, comme dans cet autre livre d’elle, très
justement nommé Passion simple.
Autrement dit, Annie Ernaux n’essaie pas de «faire de la littérature». Elle
sait que le style, ce qu’il est convenu d’appeler le style, serait en
l’occurrence le pire ennemi de la vérité, d’une appréhension aussi exacte que
possible de ce qui a été vécu et éprouvé.
Un seul exemple, cette scène cruciale de
son premier rapport sexuel, entre elle et le moniteur-chef H, sans pénétration :
le sperme qui lui gicle à la bouche, sur ses lèvres, et qui remonte jusque dans
ses narines, n’est pas «gluant», comme il l’est généralement dans toute
description de ce genre, non il est «gras». Du moins, c’est le qualificatif –
on peut en être sûr – qui est venu à l’esprit d’Annie Duchesne (son nom de
jeune fille), quinze jours avant ses dix-huit ans. Ça n’a l’air de rien, mais
ce n’est que cette épithète-là qui a pu venir à l’esprit d’une fille de son
âge, à cette époque-là. Sinon, on n’aurait pas été en 1958.
Un aspect amusant et presque paradoxal,
c’est que le regard critique déployé par Annie Arnaux, c’est celui-là même qui
avait cours dans les années dont elle nous parle (l’influence de Simone de
Beauvoir, etc). Prégnance des choses, des images, des souvenirs, et même,
forcément, des instruments d’analyse
théorique dont on dispose. En quoi Mémoire de fille est au fond un livre
plongé à double titre dans ces «années-là», vers 1958.
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