lundi 27 avril 2015

Bukowski poète, langue de boeuf (inédit)


langue de bœuf


je n’avais pas mangé depuis deux trois jours
je l’avais mentionné à plusieurs reprises
j’étais là-haut chez ce poète
dont une femme minuscule prenait soin.
c’était un malabar barbu au cerveau deux fois aussi large que le
monde, et on était restés debout toute la nuit
à écouter des cassettes, à parler, fumer, avaler des comprimés.
sa femme était allée se coucher depuis des heures.
c’était dix heures du mat
le soleil entrait en se fichant pas mal qu’on ait pas dormi
et avant que j’aie pu faire ouf
il est sorti de la cuisine
en disant « hé, Chinaski ! REGARDE ! »
j’y voyais pas très clair –
d’abord ça m’a eu l’air d’une botte jaune remplie d’eau
puis ça m’a eu l’air d’un poisson sans tête
et puis ça m’a eu l’air d’une bite d’éléphant,
enfin il l’a approché plus près :
« LANGUE DE BŒUF ! LANGUE DE BŒUF ! »
c’était bien ça ,
je n’avais jamais imaginé qu’une langue de bovin était aussi
grosse et longue,
c’était un viol,
on était allé profond dans le gosier de cette bête
on l’avait tranchée, et elle était ici maintenant :
« LANGUE DE BŒUF ! »
elle était jaune et rose
et
elle s’étouffait toute seule
juste une atrocité raisonnable et sensée de plus
commise par des hommes intelligents.
je n’étais pas un homme intelligent. j’ai
atteint l’évier et commencé à
avoir des hauts-le cœur.
stupide, bien sûr, stupide, ce n’était que de la viande morte,
ne ressentant plus rien maintenant, la douleur depuis longtemps tarie au fond du monde
mais j’ai continué à vomir, j’ai fini, nettoyé l’évier
et suis revenu
dans la pièce. « pardon, » j’ai dit.
« ça va, j’ai oublié ton estomac. »
puis il a rapporté la langue dans la cuisine
puis en est ressorti et on parlé de ci ou ça
et au bout d’une dizaine de minutes
j’ai entendu l’eau bouillir et j’ai senti la langue qui cuisait
dans cette eau bouillonnante sans bouche ni œil
ni nom, c’était une énorme langue qui tournait et virait
sous ce couvercle
et puait
en devenant de la langue cuite
en devenant plus délicieuse et savoureuse
mais comme c’était un type de bonne composition
je lui ai demandé de bien vouloir l’éteindre.

c’était une froide matinée et je frissonnais sur le seuil
en m’apprêtant à prendre congé
l’air frais faisait du bien
je sentais mes jambes mon cœur mes poumons
envisager déjà une nouvelle chance.
on a parlé d’un recueil de poèmes qu’il m’aidait à
publier, puis il m’a dit «  au revoir, on reste en
contact. » on ne s’est pas serré la main, une chose qu’aucun de nous
n’aimait faire. 
j’ai remonté le sentier retrouvé dehors ma voiture démarré le
moteur et en le faisant chauffer je l’ai imaginé revenant dans la
cuisine derrière cette masse de barbe noire,
ces yeux de diamant bleu brillant hors de
tout ce poil noir
ces yeux de diamant bleu intelligents heureux
connaissant tout (presque), et puis
rallumant le gaz
l’eau commençant à remuer et frémir
la langue tournant là-dedans
une fois encore.

et moi, stupide dans ma bagnole, j’ai décollé du
trottoir, la laissant rouler dans la matinée jaune,
dévaler négocier tournants et descentes,
tout ce vert poussant joliment le long du côté
de la route.

enfin bon,
Christ merci, il ne m’avait pas invité à rester pour le
dîner. en rentrant chez moi j’ai feuilleté des reproductions de
Renoir, Pissaro et Diaz.
puis j’ai mangé un œuf
dur.


Copyright Yves Sarda pour la traduction française 

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