Je suis convaincu de la grande intelligence
des animaux. La seule différence entre eux et nous, c’est que nous sommes
conscients de la nôtre alors qu’ils ne le sont pas de la leur. Imaginez un
chien conscient de son odorat qui, monté sur une tribune, vous tiendrait toute
une conférence sur le sujet. La salle fuserait en exclamations et en bravos,
croulerait sous les applaudissements.
Deux savants que j’interrogeais un jour sur
le sujet eurent l’air embarrassé quand je tentai d’en apprendre plus à ce
propos. Ils m’expliquèrent que toute intelligence n’est telle qu’en fonction du
milieu où elle s’exerce : l’intelligence tient dans la pertinence de nos
actions et réactions par rapport à un milieu donné. Par exemple, nous, nous
serions bêtes comme chou s’il nous fallait attraper des souris avec nos dents.
Le cas des chiens est tout à fait
particulier : une partie de notre univers à nous leur est pertinent. Bon,
c’est vrai : ils sont insensibles à la beauté du Van Gogh qui est suspendu
au mur de votre salon. Et Mozart produit peut-être pour eux un son de
ferraille, Led Zeppelin celui d’une tronçonneuse. Reste qu’à force de nous
fréquenter depuis cinquante mille ans, ils en savent finalement plus sur nous
que nous sur eux. Sur mille signaux que nous émettons (même s’ils ne leur sont
pas destinés), ils sont incollables, des premiers de classe. Des maestros en interprétation et en
herméneutique.
Leur cerveau est d’une plasticité aussi
étonnante que le nôtre. De nouvelles connexions neuronales ne cessent de s’y
faire, même quand ils approchent l’âge de Mathusalem. Mon petit border terrier
a 14 ans, et la rapidité avec laquelle il comprend les choses me stupéfie.
L’épisode que j’appelle celui de «la grosse casserole», qui se réitère chaque
soir, est pour moi la preuve de son époustouflante agilité mentale.
Voilà l’histoire. Depuis quelques semaines,
attendri parce qu’il va vers ses vieux jours, je lui offre un supplément en sus
de l’écuelle de croquettes qui est son lot depuis toujours : je lui donne
à «nettoyer» le fond de la lourde et grosse casserole où a mijoté le repas
principal. (Elle est ensuite lavée et relavée, quasi désinfectée, rassurez-vous
chers futurs invités). Je renoue ainsi avec une coutume ancestrale : à
l’aube des temps, les loups sont devenus nos amis chiens justement parce qu’ils
s’intéressaient à nos restes.
Mon border terrier se régale ainsi de
quelques traces de légumes, macaronis, carottes, sauce… Il en tire du bonheur
pour toute la soirée, bien mieux que moi qui zappe désespérément à la recherche
d’un programme intéressant (de toutes les espèces, nous sommes la seule à
savoir utiliser notre temps aussi inutilement).
Comme dit, c’est une habitude toute récente.
Mais déjà mon chien sait quel est le
moment décisif dans le compliqué processus de la vaisselle. Ainsi, il
n’accompagne pas bêtement chacun de mes pas quand je débarrasse la table
familiale. Non ! Il reste couché à deux mètres dans la position dite du
«sphinx» et me surveille tout juste du coin de l’œil, se fichant de tous mes
faits et gestes pour lui superflus. Car, moi, je m’active : je rince
assiettes, services, bols, assiettes à dessert, plaques à four, etc, que je
disposerai ensuite dans la machine à laver.
La grosse casserole, elle, parce qu’elle est
par principe la pièce la plus ennuyeuse et lourde à soulever, attend royalement
son tour sur le plan de cuisine.
Or, à peine en ai-je touché le manche que
mon chien se dresse sur ses pattes. Je crois qu’il détecte, au millième de
seconde près, la direction que prend mon regard quand je m’apprête à saisir et
soulever cette casserole. Entre tous les ustensiles de cuisine, il sait que
c’est celui-là qui revêt pour lui de l’intérêt ! Il s’approche. Aussi belle que
la pantoufle de vair de Cendrillon, elle atterrit à ses pieds, et le bal
commence !
Cette casserole est à l’évidence un objet
d’une grande pertinence aussi bien dans son univers que dans le mien. C’est en
elle que nos intelligences se rejoignent. Plus que les traces d’un repas, elle
scelle notre vieille entente intellectuelle et notre connivence, elle offre un
couronnement spirituel à notre fraternel festin.
Finalement, bien plus qu’avec nos
semblables, c’est avec les animaux, et avec eux seuls, que nous parvenons à
vivre en bonne intelligence.
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