samedi 16 février 2013

Eloge de la coche



   Comme j’ouvre au hasard les Fables de La Fontaine, je tombe sur celle de la mouche et du coche, et je la relis, car je ne me souviens pas très bien quel en est le sujet. Entre moult thèmes, cette fable traite celui-ci : qu’est-ce qui fait avancer les choses ? L’effort commun d’une équipe qui en met un coup, qui grimpe par-dessus les difficultés, surmonte les obstacles. Ou bien le petit trublion qui survient et, tel la mouche importune, va et vient partout, houspille, harcèle, énerve tout le monde et a l’audace de s’attribuer tout le mérite si l’entreprise aboutit. Nous connaissons tous de tels gens, et il arrive certainement qu’à l’occasion (cherchez dans vos souvenirs), mouche à notre tour, nous perturbions aussi bien qu’elle la bonne marche des choses.
    Il arrive aussi que, quittant la scène de la fable, la mouche et le coche s’introduisent en nous et viennent se colleter au plus profond de notre âme. Cela m’arrive constamment. Parfois, rien ne m’importune autant comme d’avoir à me déterminer. Ma tête et mon âme deviennent alors le théâtre d’un terrible tournoi ; la mouche et le coche s’y disputent effrontément, si bien que le train de mes pensées est enrayé, qu’il m’est impossible de partir à l’ascension de mes propres pensées, que je ne sais plus que songer, que je deviens incapable de prendre la moindre décision, et que donc il m’est impossible d’agir. Je suis statufié, paralysé, tétanisé, incapable d’avancer, arrêté en chemin comme l’attelage du coche par la mouche. Tout cela résulte évidemment en de plus grands empêchements encore!
   Sur ce plan, depuis Freud, les psys ne nous facilitent pas la vie, qui ne cessent de mettre leurs patients en garde : «Attention ! Rien n’est pire que d’agir, de «passer à l’acte» (disent-ils dans leur jargon), si votre action n’est pas d’abord mûrement élaborée, réfléchie. Or, sur le divan, c’est d’élaborer qu’il s’agit.»
   C’est vrai : action et réflexion forment un couple qu’on ne saurait défaire qu’à ses dépens. Qu’on réfléchisse, mais que l’on ne se dispense pas d’agir. C’est une chose qu’il ne faut pas oublier : pour décider, il faut décider de décider.
   Les temps modernes viennent un peu à notre secours. Dans les années soixante déjà, une chanson de Zanini serinait : « Tu veux ou tu veux pas ? ». Aujourd’hui, les ordinateurs connaissent la chanson, la nuance leur est une nuisance. Ils ont la sagesse de poser tous les problèmes en termes binaires. C’est oui, ou c’est non. Les ordinateurs forment donc un peuple extraordinaire où les mouches du coche ont été définitivement chassées – si par malheur l’une d’entre elles parvient malgré tout à se glisser dans leur univers, cela provoque aussitôt un bug, c’est-à-dire une punaise en anglais (décidément, notre monde reste aussi animalier que celui de La Fontaine).
   Pour moi, j’apprends pragmatiquement à tirer le meilleur de ce genre d’avancée. Mon ordinateur est devenu mon modèle. Ainsi ai-je installé dans ma tête – libre à vous de faire comme moi – un vrai bureau de vote qui me sert en bien des occasions. C’est une démarche qui n’est que mentale, donc assez facile : considérez votre boîte crânienne comme un isoloir. A partir de là, tout s’éclaire, tout se simplifie. Je fais comme si j’avais devant les yeux deux petites cases vides, telles qu’elles figurent en regard des questions sur les formulaires. Je saisis un stylo virtuel dans ma tête. Oui ? Non ? Je coche d’une croix celle des deux cases qui représente le mieux à mon opinion. Je vous règle ainsi n’importe quel problème en trois coups de cuiller à pot.
   Dorénavant, c’est ainsi que j’avance dans les complexités de l’existence, surmontant les obstacles, aplanissant des montagnes de doutes, prenant décision sur décision. Cochant et recochant sans cesse. Pour un esprit indéterminé, avancer dans la vie selon ce mode-là est un vrai ravissement.

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