lundi 6 janvier 2014

Bukowski, les jours qui s'enfuient


A PROPOS DE BUKOWSKI

ET DES JOURS QUI S'ENFUIENT


Charles Bukowski. Photo Copyright J.-F. Duval




Désormais il n’est de soir où je ne me répète cette phrase : «Days run away like wild horses over the hills». Elle a son rythme propre ; en anglais elle est très belle. Si j’essaie de traduire, elle dit à peu près : «Les jours s’enfuient comme des chevaux sauvages par-dessus les collines». Tous les jours. Oui, chacune de nos journées, quand elle s’achève, s’abîme à l’horizon des possibles, disparaît, est engloutie, aussitôt suivie par d’autres qui s’engloutissent derrière elle chacune à son tour… 

   Cette phrase qui me revient sans cesse, et que je me répète soir après soir, à la façon d'un mantra, est en fait le titre d'un poème de Charles Bukowski, dont la langue passe pour plutôt crue. En France, on le connaît surtout comme nouvelliste et romancier. On sait à peine que ce « Rabelais des caniveaux » a écrit trente volumes de poèmes, peut-être le meilleur de son oeuvre. En poche, on trouve «Les jours s'en vont comme des chevaux sauvages dans les collines» (Points Poésie). Affaire de nuance, je préfère la traduction que je donne de ce titre plus haut. Il se peut qu’à tous égards Bukowski reste à traduire – en édition bilingue, cela devrait aller de soi.
   
   Ses milliers de poèmes, qu’il laissait trier à son éditeur, il les écrivait chaque nuit face au mur de sa minable chambre nue, un verre de mauvais vin à portée de main, et la musique de Bach qui jouait par-dessus – des poèmes qui, à ses yeux, justifiaient un peu son existence et dont les titres à eux seuls tiennent souvent du trait de génie. Par exemple, celui-ci encore : « You get so alone at times that it just makes sense» : «Parfois vous êtes si seul que cela fait tout simplement sens.»

   Voilà vingt ans que ce poète est mort. Si les chevaux passent par-dessus les collines, il espérait, quant à lui, passer un peu le cap du XXIe siècle. He did it ! Il l’a fait. En ce début d’année 2014, Grasset poursuit la réédition de ses œuvres – beaucoup de prose et trop peu de poésie donc. Et 13me Note Editions a sorti Shakespeare n’a jamais fait ça, relation de ses voyages à Hambourg, Mannheim, Heidelberg et Paris, avec des photos de Michael Montfort. Un road book longtemps resté inédit dans notre langue, bien que Bukowski y donne sa version de l’épisode Pivot.   
   
   Buk m’avait précisément fait cadeau d’un exemplaire de ce livre, lorsque je l’avais rencontré pour une soirée mémorable, chez lui, milieu des années 80. Il me l’avait dédicacé en termes élégants: «La mort. Un pet de nos angoisses naissantes». 

   Si j’avais le plaisir d’être assis à son côté sur un sofa – avec à vingt centimètres du mien son prodigieux tarin, le meilleur témoin, disait l’un de ses amis, de ce que Buk était allé où jamais personne n’était allé –, c’est que quelques semaines plus tôt, il avait répondu par une petite carte postale à ma demande d’interview. Sachant que j’allais voler par-dessus l’océan pour venir le trouver, il y avait écrit ces quelques mots : Interview ok. Skim over Hadès. «Interview ok. Glissez par-dessus les eaux du fleuve Hadès».

   Le fleuve Hadès ne m’avait pas appelé à rejoindre la cohorte de ses morts pendant ma traversée, et c’est ainsi que notre rencontre, en chair et en os, avait pu avoir lieu, à San Pedro, au sud de Los Angeles. Soirée d’autant plus magique que la belle Linda Lee, son épouse, était de la partie, remplissant nos verres tandis qu’un opossum surgissait sur la terrasse pour nous dévisager. «Il aime venir nous voir quand tombe l’obscurité», m’avait-elle murmuré.

   «Days run away like wild horses over the hills», LES JOURS S’ENFUIENT COMME DES CHEVAUX SAUVAGES PAR-DESSUS LES COLLINES. Quand j’entends cette musique-là, je me dis qu’il faut toujours dire la fin des choses avec poésie. Cela passe mieux, cela sauve un peu. L’image est ici à la fois belle et dramatique, elle se déploie avec une sorte de liberté souveraine et la noblesse des choses animales et indociles. Elle rassemble en quelques mots tout le mouvement du temps et de l’espace qui nous est brièvement imparti.  La vie nous échappe, mais elle le fait avec élégance et splendeur. Elle n’est pas si domestique que nous croyons. Si elle fuit, c’est le regard tourné vers l’horizon. C’est une fuite magnifique. Elle est ainsi faite d’une sauvage liberté que nous ne comprenons pas tout à fait.

   Un jour, il m’est arrivé d’écrire dans un journal que la prière du soir était une pratique d’une époque disparue, engloutie avec les années 50.  Je m’aperçois que ce n’est pas vrai. Je vois que nous prions jour et nuit sans le savoir, mais que nous ne reconnaissons pas nos prières. Que nous ne les reconnaissons jamais. C’est que nos prières se sont transformées en mantras, elles tiennent du constat ; le réel auquel elles renvoient n’est pas religieux mais poétique. Cela sauve tout autant, et même mieux, car c’est une forme de salut immédiatement garanti.

   Désormais, j’ai trouvé un mantra pour le soir. Il me reste à en trouver un pour le matin. La même phrase, peut-être ?

1 commentaire:

  1. Merci pour ce texte plein et dense qui m'inspire également pour le coup. Passage de relai.

    RépondreSupprimer