vendredi 12 février 2016

De Melville à Flaubert

                                   DE MELVILLE A FLAUBERT




  
   Je pense souvent à Melville. De son vivant, Moby Dick n’a pas été tiré à plus de 500 exemplaires. Aujourd’hui, on considère l’Américain comme un géant. Fin des années 60, ou début des années 70, je me souviens de ce qu’en avait incidemment dit Jean Starobinski, alors que je suivais l’un de ses séminaires. Melville? Il l’avait qualifié de «Rabelais des lettres américaines». J’avais été si surpris (mais pourquoi ne l’ai-je pas questionné, là, sur le champ!) que ce souvenir reste profondément gravé dans ma mémoire. Quel rapport Melville pouvait-il diable entretenir avec Rabelais? Soit: celui-ci peut être considéré comme le premier grand romancier français, et celui-là comme le premier grand romancier américain. Affaire d’envergure. Mais d’envergure au sens propre, faudrait-il alors ajouter. Car Rabelais met en scène des géants. Et Melville ne fait pas différemment: Achab et Moby Dick sont, autant que Gargantua et Pantagruel, des figures qui portent et élèvent le lecteur  vers le gigantesque.

   Cependant, l’auteur français duquel j’aime le plus rapprocher Melville, c’est Flaubert. Je pense que  The Confidence Man (1857), roman trop peu connu, est une sorte de Bouvard et Pécuchet (1881) américain. Les deux romans sont un peu ingrats à lire (l’enjeu n’est pas du tout de nouer une intrigue), mais l’un et l’autre sont peut-être les premiers à introduire en littérature la question du doute absolu – y compris quant aux fondements même de toute entreprise littéraire. Dans l’un et l’autre cas, c’est l’incertitude de nos savoirs et même de toute tentative de savoir qui est posée – avec en sus chez Flaubert le ridicule et le comique de toute l’entreprise. D’ailleurs, ces deux romans sont chacun les derniers que leurs auteurs aient écrits. Le roman? Point final, semblent-ils nous dire.

  Il y a autre chose: la thématique de la chasse dans le roman américain, évidemment portée à son sommet dans Moby Dick. A certains égards, on pourrait dire que celui-ci, plus que le roman français du XIXe dont il est contemporain, est encore très imprégné par le roman arthurien. Combien de romans arthuriens ne débutent-ils pas par une chasse emmenée par le roi ? (Signe que, dès ses début, le roman s’est conçu comme une aventure.) En littérature, la chasse au blanc cerf d’Erec et Enide comme celle du cachalot blanc ne pouvait que devenir un topos récurrent et symbolique. A un moment donné et pour toutes sortes de raisons (l’espace à conquérir, les territoires vierges à défricher, etc),  les étendues d’Amérique se sont révélées un terreau plus fertile pour cette thématique-là. Tandis qu’en France, la littérature littéralement se civilisait et, du même coup, se socialisait (c’est la marque de fabrique des romans de Balzac, Eugène Sue, Flaubert, Zola...).

   Dans le roman américain, de The Deer Hunter de Fenimore Cooper à Moby Dick, un seul fil court qui conduit tout droit au Vieil homme et la mer d’Hemingway. Ce sont des histoires d’arcs, de flèches et de harpons. Toutes reliées par un même fil (muni à son extrémité d’un grappin car il s’agirait tout de même, au bout du compte, d’attraper sa proie). C’est toujours la même tentative de harponner une réalité, un rêve, qui ne cesse de se défiler et de se dissoudre dans l’immensité. Les routes sur lesquelles Kerouac va et vient ouvrent sur le même type d’exploration.

   A l’inverse et en schématisant à peine, dans la littérature française, le cadre est donné, et c’est à l’intérieur de ce cadre que tout se joue et se déroule: amours, ambitions sociales, jeux de société. A croire que Rabelais (voilà pour moi l’occasion d’y revenir) le pressentait  dans son épisode des «paroles gelées» ? Depuis deux ou trois siècles, on se plait chez nous à mettre en scène des guerres picrocholines. Ainsi Deleuze lorsque, s’emparant de l’œuvre de Melville, il dépèce longuement l’expression I would prefer not to, récurrente dans la bouche de Bartleby. Depuis lors, en France, la formule est devenue un curieux sésame entre happy fews, un signe de connivence qui distinguerait les esprits fins de ceux qui le sont moins. Mais I would prefer not to sonne-t-il vraiment plus original aux oreilles des anglophones qu’un très banal «j’aimerais mieux pas» à  celles des Français? J’en doute, mais peu importe: c’est surtout une expression que Bouvard et Pécuchet – revenons maintenant à Flaubert ! – ont tacitement adoptée un bon siècle plus tôt, chacun murmurant en son for intérieur I would prefer not to, avant que de se l’avouer mutuellement: préférons ne rien savoir et retournons à nos travaux de copistes.

   Rabelais, Melville, Flaubert... C’est un rapprochement auquel je tiens: ajoutez Flaubert à Melville, et vous obtenez trois copistes: Bouvard, Pécuchet et le jeune Bartleby. On est libre d’y voir autre chose qu’un hasard. N’était la parution du Vieil homme et la mer en 1952 (finalement elle est surtout de l’ordre de la nostalgie car l’homme est bien vieux en effet), on pourrait croire la chasse fermée des deux côtés de l’Atlantique.


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