jeudi 18 février 2016

Le bonheur? Ou sa part d'histoire?


Chacun veut sa part d’histoire


  A quelqu’un qui lui disait «Je n’ai rien fait aujourd’hui», Montaigne rétorquait: «Comment, n’as-tu point vécu?». Mmmm... Montaigne donne-t-il là une réponse vraiment convaincante? Cioran me dit un jour de 1979, chez lui à Paris, que l’une des motivations fondamentales de tout un chacun, c’est de réclamer «sa part d’histoire». Jeune encore, je n’avais pas bien compris ce qu’il voulait dire.

   Aujourd’hui, je saisis mieux sa pensée. Je crains qu’«avoir simplement vécu», comme le voudrait Montaigne, reste insatisfaisant: la plénitude d’une journée réussie suffit-elle à nous combler? Non, le bonheur lui-même ne suffit pas. Existentiellement, nous éprouvons tous, bien au-delà, l’impératif désir d’obtenir notre «part d’histoire», et de ne pas faire de la simple figuration sur cette planète. Non pas seulement de vivre, mais de monter sur scène pour tenir un rôle un peu consistant (à nos yeux), faute de quoi nous avons le sentiment un rien pénible de ne pas «exister». Ce rôle n’a pas besoin d’être majeur: il faut avant tout qu’il corresponde le mieux possible à nos qualités propres, qu’il s’agisse d’être un bon boulanger, un chirurgien très couru, un excellent pickpocket, un faussaire de génie, un politicien hors pair, un manager de haut vol, voire, exceptionnellement, un vrai personnage «historique» (Mandela ? Jésus ? Monsieur Verdoux, Jack l’Eventreur ?).

   Cette exigence ne vaut pas simplement pour les individus. Mais aussi pour les peuples et les civilisations. Avec Cioran, nous avions notamment parlé de l’islam, car l’ayatollah Khomeini venait d’arriver au pouvoir. Cioran jugeait que les peuples de l’islam, colonisés et endormis durant des siècles, venaient de s’éveiller et qu’à nouveau ils «voudraient jouer un rôle», qu’ils allaient tout faire pour obtenir «leur part d’histoire». Pourquoi? «Parce que, m’expliquait-il, ces peuples ont accumulé de l’énergie! Ils ne sont pas usés!» En regard, il considérait évidemment notre civilisation occidentale comme bien fatiguée. Et il concluait: «Cela aura d’énormes conséquences».


   Il ne s’en alarmait pas d’ailleurs. C’était pour lui de l’ordre du constat: si l’histoire de l’humanité est un théâtre, n’est-il pas «naturel» que chacun exige à son tour sa «part d’histoire» ? Pour le pire ou le meilleur ? Ça n’est qu’affaire de point de vue.

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